INTERVIEWS

©Leila Belaubre

 

JAZZBLUESNEWS (USA)

2019

 

 

SIMON SARGSYAN: Pour commencer, où avez-vous grandi et qu'est ce qui vous a amené à la musique?

AMAURY FAYE:

J'ai grandi à Toulouse, dans le sud de la France. Toulouse a une forte connection avec le musique, plus particulièrement le jazz (c'est la ville du chanteur français Claude Nougaro). Mais ce n'est pas la principale raison: nous avions un vieux piano électrique à la maison que ma mère avait gardé. J'ai commencé à jouer dessus, de manière complètement aléatoire, mais je me rappelle essayer de faire de la musique. Ma mère a ensuite trouvé un professeur pour que je débute réellement mon apprentissage. Ce qui est drôle, c'est que désormais elle a repris des cours de piano et qu'elle s'exerce toujours sur ce vieux piano! 

 

Qu'est ce qui vous a particulièrement plu dans cet instrument? Quel(le) ou quels(les) professeurs vous ont aidé à atteindre le niveau que vous possédez aujourd'hui?

Comme je disais précédemment, nous avions ce vieux Clavinova à la maison. Le premier professeur que j'ai s'appelait Serge Ducamin. Je lui dois tout. Il a commencé par m'apprendre le ragtime, puis au jazz. Il m'a aussi appris comment transcrire, utiliser mes oreilles pour apprendre des morceaux. Après une dizaine d'années de leçons, j'ai continué avec d'autres excellents professeurs, ai j'ai pu rencontrer de légendaires pianistes en assistant à leurs masterclasses (Kenny Barron, Benny Green, Mulgrew Miller). Mon apprentissage le plus intense a eu lieu à Berklee, en 2014-2015, avec Joanne Brackeen. Elle m'a littéralement tranformé. Après avoir travaillé avec elle, je n'étais plus un étudiant (à proprement parler, dans le fond on reste étudiant toute sa vie), mais un vrai jeune musicien prêt à entamer sa carrière.

 

Comment votre son a évolué à travers le temps? Que faites-vous pour le trouver et le développer?

J'ai toujours essayé d'imiter et de sonner le plus possible comme mes idoles. Le premier était le pianiste français Claude Bolling (pour son album Original Ragtime). J'ai joué beaucoup cette musique avant de commencer à improviser. Le premier improvisateur que j'ai essayé d'imiter était Oscar Peterson, suivi par Errol Garner, puis Thelonious Monk et Kenny Barron. Après ça, j'ai eu une période de deux ans ou je ne jurais que par Ahmad Jamal. Depuis 2011, j'ai suivi comme beaucoup de pianiste la voie ouverte par Brad Mehldau, qui, je ne peux le cacher, est mon influence principale. Ce sont mes principales influences, et je n'ai énoncé que les pianistes. Je devrais m'arrêter là. Comme quasiment tous les autres musiciens de jazz, j'écoute énormément de choses et la liste serait trop longue!

Ceci étant dit, je ne pense pas avoir trouvé mon propre son, même si je sais quelle direction je souhaite prendre. Pour répondre à votre seconde question, les principales choses que je fais pour le chercher et le développer sont d'expérimenter tout ce que je peux à la maison, et surtout continuer d'écouter des musiciens différents chaques jours, puis me concentrer sur certains d'entre eux, à transcrire et analyser leur musique, lire leurs interviews et essayer de comprendre leur état d'esprit.

 

Quelles pratiques ou exercices avez-vous mis au point pour maintenir et améliorer vos capacités musicales actuelles, en particulier en ce qui concerne le rythme?

Pour être honnête, je n'ai pas de routine d'entraînement. La seule chose à laquelle je peux m'identifier lorsque je pratique est ma concentration. Je peux passer 8 heures au piano par jour sans m'en rendre compte, mais si après 30 minutes, je réalise que rien ne va bien, je m'arrête et je travaille sur autre chose ou je fais autre chose (courrier, responsabilité, tâches administratives, etc.). Comme il n’ya pas vraiment de programme, j’adapte tous les jours mes exercices à mon état mental ou physique. Il m'a fallu beaucoup de temps pour arriver à cette façon de fonctionner, mais je me sens beaucoup plus efficace qu'auparavant.

Pour le rythme, j’écoute beaucoup de batteurs, de bassistes, je chante beaucoup (quand je suis seul, bien sûr!), Mais je tente toujours de rester en forme. Lorsque j'apprends de nouvelles choses, je passe généralement quelques jours à essayer de comprendre et de pratiquer, puis je m'arrête et je passe à autre chose. La plupart du temps, deux ou trois jours après, je sens soudainement ce que j’apprenais et je n’ai plus besoin de penser à le jouer. Je pense que cela fonctionne de la même manière pour beaucoup de gens.

 

Quelles harmonies et quels modèles d'harmonie préférez-vous maintenant? Vous jouez très sensible, habile, c’est lisse et je dirais que vous vous dirigez plus vers l’harmonie que la dissonance. Il y a une certaine dissonance là-bas, mais vous l'utilisez judicieusement. Est-ce une décision consciente ou encore, est-ce juste un résultat de ce qui est inclus?

Je suis fortement influencé par la musique classique, ragtime. Une des choses les plus importantes pour moi est l’harmonie. J'y prête beaucoup d'attention. Je ne suis pas trop dans le système modal, mais beaucoup plus dans le système tonal, très attaché au cercle des cinquièmes. Vous verrez donc à chaque fois des progressions de V-I dans mes compositions, même si aujourd’hui j’essaie de trouver de nouveaux chemins. Ces chemins m’aident beaucoup à créer des illusions dans mes improvisations, j’adore étirer mes mélodies, aller au dehors tout le temps, donner ce souffle qui garde l’auditeur éveillé, le forçant à ne plus penser à rien et à se laisser transporter. par la musique. Si je n'utilise pas la dissonance, je risque d'ennuyer et de perdre l'auditeur. Si j'en utilise trop, je pourrais obtenir le même résultat, c'est donc un choix conscient: essayez d'utiliser la dissonance du mieux que je peux, selon ma musique.

 

Comment empêcher les influences disparates de colorer ce que vous faites?

Pendant longtemps, c’était un réel problème: j’avais peur de ne pas avoir mon propre son, je suis condamné à imiter les autres toute ma vie. J'essayais de nouvelles choses uniquement pour obtenir quelque chose de nouveau. Puis j'ai réalisé que ce n'était pas la bonne façon de le faire. Cela n'avait aucun sens et rendait ma musique absolument inintéressante. J'ai compris que je ne devrais pas me poser beaucoup de questions. Parfois, il est nécessaire de continuer à avancer et de faire ce que vous voulez, sans vous soucier de votre légitimité. Aujourd'hui, Brad Mehldau m'influence énormément. Beaucoup de musiciens peuvent me critiquer pour cela, mais ils ne m'apprennent rien. Je le sais, je l’admets, mais j’essaie toujours de trouver mon propre son et je vois de plus en plus de gens me dire que j’ai beaucoup évolué. J'ai plus de public tous les mois, je vends plus d'albums, j'ai plus de concerts. Pourquoi devrais-je arrêter? Le plus important est de garder à l'esprit que je ne devrais jamais arrêter d'essayer de progresser et de trouver ma propre voix. Vais-je le faire? Je ne sais pas. L'objectif est moins important que le voyage.

 

Quel est l’équilibre dans la musique entre intellect et âme?

Je pense que cela dépend des gens. Pour moi, je ne pense même pas que cela devrait être un équilibre. L'intellect peut nourrir l'âme et l'âme peut nourrir l'intellect. Je pense qu'ils sont dépendants les uns des autres, que ce soit dans le jazz, la musique classique, la musique africaine, le punk, le rock, le hip-hop, etc. Réponse courte pour une question difficile!

 

Il existe une relation à double sens entre le public et l’artiste; vous êtes d'accord pour donner aux gens ce qu'ils veulent?

Cela me convient parfaitement, et je le fais avec mes propres compositions ou arrangements. Je pense que vous devez rester honnête avec vous-même. En fait, je conçois cela comme un jeu: je transforme d'abord une idée personnelle en musique. Une fois que j'ai la musique, je fais un choix: est-ce que je la maintiens aussi pure qu'elle est sortie de ma tête, ou est-ce que je trouve un moyen de présenter cette idée au public en "adaptant ma musique" aux attentes du public. De cette façon, j'ai toujours le sentiment d'avoir tout sous contrôle et en même temps, je me montre ouverte à toute interaction avec le public.

Donner aux gens ce qu'ils veulent, c'est un moyen de les introduire dans votre propre univers. Si vous aimez les gens, vous n’avez aucune idée de la façon dont vous devriez leur présenter votre matériel, vous créez et vous exécutez. Et n'oublions pas que sans le public, je ne gagnerais pas ma vie.

 

Souvenez-vous des concerts, des jams, des numéros ouverts et des sessions de studio que vous aimeriez partager avec nous?

Récemment à Paris, je suis venu passer quelques jours avec des amis et rencontrer de nouveaux musiciens. Les deux premières jam sessions étaient folles, très amusantes. Mais après quatre jours passés à jouer et à faire la fête avec des amis, j'étais très fatiguée. En outre, cela fait longtemps que je ne travaille pas sur le vieux répertoire américain. La nuit dernière, j'ai assisté à deux jam sessions avec de jeunes musiciens très cools et incroyablement talentueux. J'ai tout mal joué et je me suis senti mal pour le reste de la nuit. Même avec les airs, je savais que j'avais du mal à faire de la musique! Après quelques essais dans différents clubs, j’ai décidé que c’était suffisant et je suis revenu de Paris avec ce souvenir. Heureusement, les gars avec qui j'ai joué sont très sympas et très complets, donc tout va bien, mais c'est quelque chose auquel nous devrions tous nous attendre: vous ne finissez jamais, vous avez encore beaucoup à apprendre, et aujourd'hui je suis reconnaissant. que je pourrais revivre cela une fois de plus. Premièrement, je sais que je devrais revenir sérieusement à cet ouvrage américain, et deuxièmement, c’est cool d’avoir un ego, mais vous devez savoir que rester humble est bien plus important et que le seul moyen de le ressentir est de vivre ces moments assez difficiles. . Il y a toujours quelque chose de positif à en tirer.

 

Comment susciter l'intérêt des jeunes pour le jazz alors que la plupart des airs standards ont un demi-siècle?

Je pense que ces airs standard peuvent encore être entendus aujourd’hui, c’est plus une façon de les jouer qui peuvent être adaptés (et cela a toujours été!). Nous pouvons également récupérer des chansons d'autres répertoires, tout comme Brad Mehldau, Robert Glasper, Tigran et bien d'autres. Ces nouvelles générations réussissent assez bien à ramener les jeunes dans des lieux de jazz.

 

John Coltrane a dit que la musique était son esprit. Comment comprenez-vous l'esprit et le sens de la vie?

Je pense que mon esprit est fait de beaucoup de choses, pas seulement de la musique. La musique n'en est qu'une petite partie. Parfois, je me demande même si ce n’est pas simplement un outil. Peut-être que je pense de cette façon parce que je suis un Européen. J'aime et je suis fasciné par cette musique, mais je n'aurai jamais le lien entre les jazzmen américains et le jazz. C’est leur musique, leur histoire. Heureusement, ce n’est pas ce que je recherche. La musique est un moyen de m'exprimer sans être rationnel. Il y a beaucoup de règles, et en même temps, vous voulez toujours être comme un petit enfant, faire des choix instinctifs. L'improvisation ne serait pas aussi importante dans cette musique si nous voulions que tout soit rationnel. Vous avez donc différents chemins que vous pouvez emprunter à tout moment. Cela étant dit, la musique n'est pas mon esprit. Ce que je viens de décrire me plait à penser que je peux avoir cet état d'esprit dans d'autres aspects de la vie.

 

Si vous pouviez changer une chose dans le monde musical et que cela devienne une réalité, ce serait quoi?

Je pense que je changerais la façon dont l'argent est distribué. Beaucoup de gens gagnent facilement de l’argent pour des artistes qui travaillent dur et n’ont pas toujours les bons outils pour se défendre. Je sais que ce problème se pose partout, mais comme la question ne porte que sur la musique…

 

Qu'écoutez vous en ce moment?

Kendrick Scott, Braxton Cook, Louis Cole, Aaron Parks, Ben Wendel, Mark Turner, Kendrick Lamar, et ce nouveau groupe que j'ai découvert très récemment, Greta Van Fleet!

 

Faisons un voyage avec une machine à remonter le temps, alors où et pourquoi voudriez-vous vraiment aller?

À l’heure actuelle, la première chose qui me vient à l’esprit est un cosmodrome soviétique des années 1960 ou 1970. Pourquoi? Mes parents travaillent dans le domaine des sciences de la fusée, plus précisément dans la surveillance des océans (ma mère) et l'exploration de l'espace (mon père). En 2003, travaillant sur le satellite européen qui a découvert l’eau sur Mars (Mars Express), l’ESA a collaboré avec les Russes pour envoyer le satellite dans l’espace. Mon père a été envoyé au cosmodrome de Baïkonour au milieu du désert du Kazhakstan. À son retour, il nous a montré des images des immenses installations, la fusée Soyouz, et même de la navette spatiale russe Buran (ils ont essayé de copier la navette spatiale américaine) qui n’avait volé qu’une seule fois. Toutes ces choses m'ont fait réaliser plus tard que nous ne savions presque rien de cette partie de la course à l'espace. Nous avons des documents et des vidéos, mais c’est vraiment difficile d’y arriver, donc j'aimerais vraiment voir cet endroit, encore plus pendant ces moments importants.

 

 

PUISQUE VOUS AVEZ DU TALENT - RTBF/MUSIQ3 (BE)

2018

 


Amaury interviewed on RTBF Musiqu'3 in Laurent Graulus's Show  

 

LAURENT GRAULUS : En écoutant attentivement la composition Sunday Morning Blues qui figure sur votre nouvel album Clearway, je n’ai pas retrouvé la forme habituelle du blues qui s’étend sur 12 mesures. Me serai-je perdu dans le compte, ou il existe une autre explication ?

AMAURY FAYE:

Pour beaucoup de pianistes qui connaissent Brad Mehldau, ils auront surement reconnu d’où vient ce thème : il est directement inspiré d’une de ses compositions, le London Blues. Cette composition, je l’ai écrite en 2014 alors que j’étais à Berklee. Le point de départ était un exercice de style que m’avait donné Joanne Brackeen, qui m’a plongé dans un travail d’étude intense et très poussé sur la musique de Brad. Son thème est lui écrit sur 16 mesures, ce qui est une autre forme que l’on peut trouver dans le blues, certes moins fréquentes que celle à 12 mesures. En revanche, sur les solos, il revient sur cette forme à 12 mesures. Sur certaines versions, il peut être difficile de se repérer, car les illusions rythmiques sont une des signatures de ce trio. C’est une notion que l’on prend en compte lorsqu’on interprète notre Sunday Morning Blues. Le thème n’est effectivement pas joué sur une forme à 12 mesures, en revanche les solos le sont. Et nous nous amusons par la suite à varier les harmonies et jouer sur des équivalences rythmiques, ce qui peut pousser l’auditeur à se perdre si il cherche à compter. C’est un effet voulu de notre part.

 

En revenant sur votre trio, il s’agit de la formule collective à la fois la plus complète et la plus minimale pour un pianiste. Mais aujourd’hui certains disent que le trio pour piano est un format vu et revu, saturé. Que pensez-vous de cette vision ?

Je la comprends, mais je ne la partage pas. Tout d’abord parce que je crois encore en la possibilité d’aller plus loin, et parce qu’on à la chance d’être dans une musique où l’improvisation est une base fondamentale. Cela invite à essayer de se renouveler, et à exprimer son identité. En cela, je crois à sa diversité et aux nouvelles surprises. Après, effectivement il s’agit de l’un des formats les plus saturés. Le piano est l’instrument le plus vendu au monde, le plus joué, et cette formule est la formule idéale pour un pianiste. Ce qui est plus compliqué, c’est en effet de pouvoir être jugé hâtivement sur ce choix de format et cette démarche artistique, ou l’on a tendance à dire qu’il est temps de passer à autre chose et que ce n’est plus intéressant.

 

Etes-vous irrité par ce genre de propos ?

Le constat est bien là, et je comprends la perception de certain sur ce qui pourrait être aujourd’hui considéré comme un manque d’originalité. En revanche, si cela en devient péjoratif, je peux m’en agacer rapidement, car on peut dans ce cas déclarer que tout a déjà été créé et qu’il n’y a plus rien à faire. D’une part je pense
que ça fait des centaines d’années qu’on doit entendre ça, et d’autre part je crois en l’engagement et la sincérité artistique, et au travail continu de l’instrument. Si un artiste développe un projet de la manière la plus honnête, instinctive, et qu’il y met les efforts nécessaires, alors jamais je ne me contenterai de balayer ça d’un revers de la main comme certains peuvent le faire. Le manque d’originalité peut-être avéré, mais il faut toujours savoir dans quel état d’esprit une œuvre a été créée, dans quel contexte. Après seulement je peux commencer à me faire un jugement. Cette opinion, je dois l’avoir parce que je suis un acteur de la création, et que inévitablement je connais le défi auquel chaque créateur est perpétuellement confronté. Si je veux continuer ce métier, je me dois d’être optimiste à ce sujet, il n’y a pas de place pour le snobisme ou le fatalisme.

 

Sur votre disque, il y a deux standards. Est-il important pour vous de faire cohabiter des compositions et des grands classiques ?

Je ne me contenterai jamais de blâmer un jazzman qui n’incorpore pas de standards dans son album, c’est au choix de chacun. Ceci étant dit, pour ma part, présenter des standards, c’est une certaine prise de risque, c’est ce confronter à un héritage, c’est risquer d’être comparé à des noms du passé qui résonnent encore aujourd’hui. C’est aussi un très bon moyen de cerner l’identité d’un musicien, car l’on peut très rapidement déceler ses influences, son style de jeu, en l’écoutant jouer sur un morceau que l’on connaît. Vis-à-vis du trio, notre musique se situe plus de l’autre côté de l’océan. Pour pratiquer ce langage, il est important d’avoir étudié les bases. Beaucoup de musiciens modernes célèbres aujourd’hui regrettent parfois le fait que les musiciens de la jeune génération cherchent à les imiter sans avoir travaillé les bases établies par les générations d’avant. C’est un travail primordial, et mon parcours musical se retrouve dans cette notion. C’est à la fois un plaisir et un engagement que de prendre le risque de jouer ce genre de répertoire et d’essayer de me l’approprier à mon tour.

 

Pouvez me parler de vos deux complices, Louis Navarro et Théo Lanau ? Commençons par Théo, votre batteur. Comment l’avez-vous rencontré, pourquoi avez-vous choisi ce musicien particulièrement ?

Théo est originaire du Sud comme Louis et moi. Nous nous sommes rencontrés à Bruxelles, par hasard. Je le connaissais et l’avait déjà vu jouer, et j’ai décidé de faire un essai avec lui sur un concert du trio. Comme toute bonne rencontre musicale, j’ai apprécié son jeu et on a continué depuis. Pourtant, il y a quelque chose dans son jeu, des propositions non conventionnelles. Il ne faisait pas forcément ce que j’attendais de lui, et je me suis alors dit que c’était l’occasion de sortir de mon carcan musical. Il y a forcément un temps d’adaptation au début, mais quand je vois le chemin parcouru, je sais que c’était le bon choix. C’est un musicien qui a un sens très fort de l’interaction, qui est dans la proposition constante, qui bouscule le schéma établi, et qui en même temps sait au bon moment se rendre totalement au service du soliste. C’est aussi un musicien qui dispose d’une magnifique technique, qui n’en fait jamais un usage injustifié pour autant. Il est toujours au service de la musique, avec un engagement complet dans l’exécution, et toujours une volonté d’aller chercher la meilleure proposition possible dans l’instant présent. Je ne pense pas qu’il cherche à se revendiquer d’une école particulière, mais personnellement je le situe plutôt dans l’avant-garde.

 

Qu’en est-il pour Louis, votre contrebassiste ?

Nous avons fait la plupart de nos études musicales ensemble. Louis est un ami de longue date, et je connais très bien son jeu. C’est un repère solide dans le trio, et nous avons un mode de fonctionnement qui s’est construit au fur et à mesure, aujourd’hui nous pouvons avancer très rapidement avec une belle complicité. Pour parler du soliste, j’ai toujours affectionné la manière dont il conduit ses improvisations. Il possède une puissance narrative incroyable, sans avoir besoin d’en faire des tonnes, dans la lignée de ses influences. Je pense aux contrebassistes américains Matt Penman et Larry Grenadier, mais aussi à des plus anciens tels que Paul Chambers ou Scott Lafaro. En tant que sideman, il a une écoute parfaite, il tient la baraque avec un time implacable et une réactivité impressionnante. C’est exactement ce dont j’ai besoin pour exprimer ce que je veux dans le plus doux des conforts.

 

Pour conclure, j’aimerai aborder votre projet d’enregistrer une série de concerts dans différentes capitales Européennes. C’est un projet très ambitieux pour un pianiste de votre âge, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

On est dans une musique spontanée, ce que nous enregistrons en studio, nous restituons le même procédé sur scène. A partir de la, il n’y a pas de décalage dans notre démarche. Le jazz, c’est aussi une musique que l’on doit voir en live. A travers un enregistrement de concert, il n’y a plus l’intermédiaire du studio, mais l’atmosphère de la salle. C’est aussi un témoignage de ce que nous faisons à un instant défini. On ne se cache pas derrière d’innombrables prises réalisées en studio. Il n’y a pas de choix possible, nous jouons tels que nous jouons, nous prenons des risques et assumons la musique à l’arrivée. C’est un challenge que j’aime à relever et c’est la manière la plus pure de retranscrire aux auditeurs ce qu’il se passe sur scène. Il y a certes des surprises, des imprévus, mais c’est exactement ça qui rend la musique vivante et humaine. Nombre d’albums légendaires dans l’histoire du jazz contiennent ces petites « failles » qui ont pourtant contribué à leur mythe. Bien entendu nous n’avons pas cette prétention, mais nous sommes heureux d’adhérer à la même dynamique.

  

Pourquoi prolonger cette expérience sur différents albums et différentes capitales ?

C’est mon souhait de livrer un témoignage sur l’évolution de notre trio au fur et à mesure des années, tout en ayant une certaine continuité. Je considère cette série comme une œuvre complète, une suite qui se voit sur plusieurs années mais qui ne peut s’écrire qu’aux moments fatidiques ou les concerts seront enregistrés.

 

QUAND LE JAZZ EST LA - RADIO CANADA / ICI MUSIQUE (CANADA)

2017

 

 

STANLEY PEAN : L’un des titres de votre nouvel album Clearway m’a particulièrement intrigué : il s’agit de la ballade Bad Surprise ? D’où vient ce titre ?

AMAURY FAYE:

Cette mauvaise surprise est liée à mon apprentissage musical. Dans une école de jazz que je venais d’intégrer alors que j’étais adolescent, je me suis retrouvé avec une jeune professeure de piano nommée Clara Girard, qui après m’avoir écouté joué une première fois m’a averti qu’elle s’occupait normalement des pianistes moins avancés. J’ai pris une certaine confiance à ce moment là, et j’ai décidé de travailler sur un relevé de Brad Mehldau, sa version en trio de la ballade For All We Know. Elle a réalisé une transcription complète et lorsqu’elle me l’a amenée, je suis immédiatement revenu sur Terre. Une claque monumentale, qui m’a valu plusieurs mois de découragement. Je m’étais à l’époque attaqué à un morceau trop important. Techniquement ce n’était pas difficile, mais c’était de découvrir la complexité, la densité extraordinaire d’un morceau qui pourtant sonnait si simple à l’oreille. Mais c’est aussi à ce moment là que j’ai eu un premier déclic, la sensation que c’est cette direction que je devais prendre, même si à l’époque j’étais encore loin de comprendre toutes les subtilités de cette musique. Je suis assez partisan de ce genre de choix : plus ils sont effrayants, plus ils m’intriguent. Enfin, du haut de mon arrogance adolescente de l’époque, je ne m’attendais pas à ce que ma professeure fournisse un tel travail. C’est un hommage à elle et à la leçon qu’elle m’a donné ce jour là.

 

Vos partenaires au sein du trio, Louis Navarro et Théo Lanau, sont eux aussi des musiciens français expatriés. Comment vous êtes-vous rencontrés ?

Louis et moi nous sommes rencontrés pendant nos études en France. Nous avons très vite commencé à beaucoup jouer ensemble. On avait enregistré un premier album en trio il y a longtemps, avant de prendre des chemins différents. Nous partageons les mêmes influences et une belle complicité. Louis a un jeu très solide, un time incroyable et un son très ancré, ce qui est parfait pour fédérer le trio. Mais il peut très rapidement nous suivre dans nos explorations. Tous ces éléments ont rendu ce choix de l’intégrer tout naturel. Théo quant à lui, je le connaissais de nom et l'avais déjà vu en concert, il vient du sud de la France lui aussi. Mais c’est à Bruxelles, où je venais de m’installer, que je l’ai croisé, dans le plus pur des hasards ! Je connaissais néanmoins son jeu, c’est un batteur très polyvalent, qui a un penchant pour les musiques improvisées et d’avant-garde. Je me suis dit que c’était un élément à exploiter. Ma musique est dans un courant plutôt moderne/mainstream, et Théo est aussi là pour bousculer l’ordre établi. Après les premiers concerts, je savais que je tenais la rythmique qu’il me fallait.

 

Dans votre démarche, quel lien existe-t-il entre le compositeur et l’improvisateur, entre le leader qui impose le cadre et le musicien qui dialogue avec le contrebassiste et le batteur ?

J’accorde une importance toute particulière dans le lien compositeur/l’improvisateur. Mon processus de composition n’est pas figé, et les thèmes ne se retrouvent jamais comme des prétextes à improviser. Mes solos sont donc tous directement liés aux thèmes exposés (précédemment ou à la suite). En tant qu’improvisateur, je vise constamment cet état de méditation dans lequel je dois rentrer pour construire et développer mes histoires. C’est un jeu haletant, une urgence qu’il nous faut savoir contrôler : les capteurs sont ouverts et l’on balance constamment entre trajectoire maîtrisée et navigation à vue. En tant qu’auditeur de ce que je fais, j’affectionne tout particulièrement la notion de forme, l’architecture d’un morceau, de son début à sa fin. Je conçois le plus possible mes improvisations comme des compositions à part entière. Au final, cela permet de brouiller les pistes et permet à l’auditeur de se laisser transporter par les énergies que nous produisons.

 

Du temps où vous étiez aux Etats-Unis vous avez eu l’honneur d’étudier avec la merveilleuse pianiste Joanne Brackeen. Que vous reste-t-il de cette expérience ?

Tellement de choses, donc un paquet que je ne pense pas encore avoir digéré ! Elle a opéré à d’énormes changements en moi même. Au début, elle a démoli pas mal de choses en lesquelles je croyais vis-à-vis de mon jeu, pour mieux les reconstruire par après. A la fin de l’année, elle m’a apporté quelque chose qui me manquait énormément jusque là, à savoir la confiance en moi et en ce que je veux faire. C’est une femme qui a construit sa carrière sur son talent et sa combativité, mais rappelons qu’elle serait dix fois plus connue si elle n’avait pas été une femme, un témoignage de plus sur les problèmes de notre société. Elle a une aura particulière, c’est une grande maestria du piano, et à son âge elle possède une énergie absolument incroyable. Je pense qu’elle m’a donné un peu de cette capacité à trouver les ressources au fond de soi et pouvoir rester constamment sur la brèche. C’est ce qui m’a amené cette confiance et cette paix intérieure vis à vis de mon art. Cette année à apprendre avec elle est le virage le plus décisif que j’aie pu opérer jusqu’à aujourd’hui.

 

Tous les honneurs, toutes les distinctions que vous avez accumulé depuis, les ressentez-vous comme une pression sur vos épaules, un fardeau, ou au contraire comme un tremplin vous poussant à vous envoler plus loin ?

Je dirais les deux à la fois. Il y a cette pression où à chaque fois que je passe une nouvelle étape, j’aperçois tout ce qu’il y a à faire derrière. Plus on grimpe, plus c’est grisant, mais plus les places sont chères. Ainsi, à chaque fois que j’ai obtenu une récompense, c’était plutôt cinq minutes de fête et aussitôt tourné vers la suite (en restant caricatural). J’ai toujours le sentiment que tout va se jouer à la prochaine étape, donc mon esprit ne se repose jamais. D’un autre côté, c’est forcément grisant d’obtenir la reconnaissance, qu’elle soit de la part du public ou des professionnels. C’est un encouragement à continuer, ça n’indique pas le chemin à suivre, mais ça montre à coup sur qu’on n’est pas sur une mauvaise voie. Pour moi qui peut être assez anxieux sur ma démarche artistique, c’est forcément rassurant.
Enfin, au niveau de ce qu’on dit, j’ai appris à ne pas m’en soucier. Je suis plus facilement attendu au tournant, des fois je peux deviner les jalousies de certains, mais tout ça s’oublie à partir du moment où je rentre sur scène pour partager un moment avec le public. Tout le reste devient superficiel.

  

Quel est selon vous le défi actuel pour un jeune pianiste de jazz moderne ?

Si je dois parler de mon cas (rires), je dirai que c’est d’arriver à apporter sa pierre à l’édifice dans un format quasiment saturé, à savoir le trio pour piano dans sa forme la plus pure qui est la forme acoustique. C’est arriver à vivre pleinement et dignement de son art sans jamais s’écarter de sa démarche artistique, avec le minimum de concessions, et partager sa musique au plus grand nombre, que ce soit des mélomanes avertis ou un public beaucoup plus large. C'est je pense la chose principalement difficile dans ce métier aujourd'hui, où l'offre est énormément supérieure à la demande, dans un espace saturé par la culture du buzz et du succès à court terme.

 

JAZZ – RTBF/MUSIQ’3 (BE)

2017

 

 

PHILIPPE BARON : Vous avez passé une année à Boston pendant vos études, plus précisément à la Berklee. Ce goût pour le jazz américain et sa tradition est-il déjà présent avant ce séjour?

AMAURY FAYE:

Tout a fait. Ce séjour là bas était pour moi (comme pour beaucoup de jeunes musiciens de jazz du monde entier qui s’y rendent) l’occasion d’aller étudier cette musique à la source, d’essayer d’en comprendre les mécanismes, d’en extraire l’essence, et de comprendre et ressentir l’état d’esprit qu’il y a de l’autre côté de l’océan. C’était le meilleur moyen de me confronter à cet univers, en allant directement là bas.

 

Est ce que les Américains attendaient de vous (étant Français) d’être proche des compositeurs classiques, ce qui est parfois leur cliché à eux?

Il peut y avoir ce cliché, en effet. Je ne suis jamais vraiment personnellement étiqueté de la sorte, disons que si cliché il y avait, il était plus général. Quelque chose comme les Européens qui réfléchissent trop et intellectualisent tout. C’est de bonne guerre, mais ça peut aussi être révélateur. Il m’est arrivé une ou deux fois en répétition d’être dès le départ un peu trop attentif à tous les paramètres de ma musique, la place de chaque musicien, etc.... Dans ces moments là, les Américains me rassuraient très vite, me disaient de ne pas me faire de soucis : on joue d’abord, et on voit ensuite. Un rapport plus instinctif peut-être ? Je pense que ça marche dans les deux sens. Mon sens de la direction artistique, parfois un peu minutieuse, changeait leur perception d’un morceau. C’était très intéressant pour les deux parties.

 

Une des deux reprises figurant sur votre album Clearway est une composition de Charlie Parker intitulée An Oscar For Treadwell. L’arrangement y est conséquent, pourriez-vous nous en parler?

L’idée de jouer ce morceau était dans un premier temps de pouvoir apporter notre touche personnelle à un courant du jazz que nous affectionnons, à savoir le be-bop. Pour autant, je ne souhaitais pas prendre un thème de Charlie Parker ayant été enregistré dans un nombre trop conséquent de versions. Dans ces cas là, autant les sources d’inspiration peuvent être riches, autant elles peuvent devenir un poids trop conséquent et installer un carcan qui freine l’inspiration. J’ai donc choisi An Oscar For Treadwell qui pour le coup est une composition de Parker qui a été peu jouée. J’ai ensuite choisi de décortiquer le thème, le ré-harmoniser, changer la métrique (originalement joué en 4 temps, les solos sur notre versions sont joués sur des mesures asymétriques à 7 temps), ce qui élargit notre terrain de jeu, nous permettant de créer des illusions rythmiques et harmoniques. Nous avons aussi déconstruit la forme, passant d’un simple thème/solos/thème habituel à une forme moins habituelle, avec un solo de batterie accompagnée par le piano et la contrebasse, un long passage en piano solo, des interludes à divers endroits. On s’est retrouvés alors avec un long morceau beaucoup plus dense, écrit, balisé, et comprenant en même temps de longs passage libres. Le lien commun avec la version originale reste le swing et les mélodies improvisées pendant les solos qui évoquent le langage du be-bop.

 

La septième plage du disque, Vence, est un morceau sur lequel vous avez su allier une belle mélodie qui invite au rêve et à la méditation, le tout sur une grille harmonique qui à l’air très riche et complexe. Est-ce l’une de vos signatures en tant que compositeur ?

C’est en effet l’un de mes procédés de composition. Je ne l’applique pas forcément à tous les morceaux, mais en général, comme c’est le cas pour Vence, je ne pars pas d’une mélodie ou d’un rythme, mais bel et bien d’une grille harmonique. J’attache une très grande importance à l’harmonie, si bien qu’elle va influencer d’une manière ou d’une autre sur la suite du processus. Dans ce cas précis, je me retrouve avec une grille harmonique dense, riche. Pas forcément très complexe, mais qui contient un nombre d’informations important. A ce moment là je cherche une mélodie qui puisse à la fois raconter une histoire, cohérente à l’harmonie mais simple à mémoriser. Le but est de pouvoir chanter cette mélodie tout naturellement, comme on chante une comptine ou un air populaire. Vence est l’un des premiers morceaux qui a été composé en suivant cette « doctrine ».

 

Vous évoquiez avant l’émission le pianiste Craig Taborn, que vous avez vu trois soirées d’affilée au club The Stone lors de votre dernier passage à New York. Cela m’a surpris car je ne m’attendais pas à ce qu’il fasse partie de vos influences.

Disons que je ne pense pas avoir actuellement beaucoup de choses à exprimer dans des registres tels que ceux explorés par Craig Taborn. En revanche il reste une inspiration importante dans mon appréhension de la musique, dans un certain état d’esprit. La grande chance que j’ai eue, c’était qu’il y avait ces trois représentations au moment même ou j’étais de passage à New York. Ainsi j’ai pu le voir dans trois contextes différents : une fois en quartet avec Chris Speed au saxophone, Chris Lightcap à la contrebasse et Dave King à la batterie. Le lendemain, c’était en trio avec Thomas Morgan à la contrebasse et Dan Weiss à la batterie, et le dernier soir c’était en solo. C’était une expérience incroyable que de se plonger avec lui dans cette espèce de cocon créé par cette suite de trois concerts, et de le découvrir dans des registres très différents, avec autant de musiciens incroyables autour de lui, et tout ça pour 10$ par concert ! C’était aussi très important pour le trio car j’étais avec Louis et Théo à ce moment là et nous avions la même excitation de voir ce musicien. C’était un moment où l’on se retrouve sans avoir à jouer, mais en livrant nos perceptions d’un même concert et tout ça en se retrouvant tous les trois loin de chez nous.

 

Toute cette nouvelle école de pianistes new-yorkais, de Craig Taborn à Vijay Iyer, ce sont des gens qui font avancer le langage du piano selon vous ?

Clairement. En tout cas pour un pianiste tel que Craig Taborn j’en suis convaincu. Sa connaissance de l’instrument, les sonorités qu’il peut en tirer, les modes de jeu qu’il utilise, ça témoigne d’une immense recherche, et l’on ne parle même pas de la conception musicale. Je n’ai pas forcément le souhait d’intégrer ces techniques dans mon jeu actuel, mais c’est important de les explorer chez soi, d’en comprendre les rouages. Je suis plus influencé par des pianistes ayant un langage plus « conventionnel », je pense à Aaron Parks ou Taylor Eigsti. Je n’étais pas forcément très connaisseur de la musique de Craig Taborn, contrairement à Louis et Théo, mais ces trois concerts au Stone ont clairement eu un impact. Cela maintient mon éveil et je ne perds pas de vue que dans un monde où l’on doit aujourd’hui en tant qu’artiste assimiler les autres facettes du métier telles que la communication, le marketing, la production, la logistique, il me faut garder cet espace intime de création, ce refuge où l’artiste n’a aucune concession à faire et doit pouvoir garder sa démarche artistique intacte. En ce qui me concerne, cela comprend l’idée d’expérimenter et de contribuer à développer le langage du piano.

 

 

COCOJAZZ - CKVL FM (CANADA)

2017

 

 

 

COLETTE SHRYBURT : Votre trio présente son premier album Clearway. Tous les morceaux de l’album sont des compositions originales, à l’exception de deux pièces, dont une magnifique version de Witchcraft.

AMAURY FAYE :

Merci beaucoup ! Witchcraft occupe une place spéciale sur cet album en effet. Je voulais incorporer comme j’aime le faire habituellement une chanson du répertoire du American Songbook. Je fais souvent mon choix en écoutant des versions faites par des chanteuses ou chanteurs que j’apprécie tout particulièrement. J’essaie aussi de prendre des versions que l’on a peu entendues, je me sens ainsi plus libre pour y apporter mes idées, sans forcément ressentir le poids de l’héritage qui peut se manifester sur certains standards. Pour celui-ci, c ‘est une version magnifique de Franck Sinatra qui m’a décidé à la reprendre. Pour ce qui est de l’interprétation, je me suis naturellement inspiré du travail de Brad Mehldau, ce qu’il a fait sur sa série des Art Of The Trio : conserver une forme relativement traditionnelle dans l’exposition du thème et des solos, en ouvrant le swing et en jouant sur la perception des rythmes (comment l’auditeur va ressentir le tempo).

 

Pour la deuxième reprise, vous avez choisi Charlie Parker, sa composition « An Oscar For Treadwell ».

Il s’agit d’un « rhythm changes » (dans la même idée que la forme du blues, c’est ici un forme de morceau très courante qui a reçu ce nom en référence à la célèbre chanson « I’ve Got Rhythm » de George Gershwin) sur lequel Charlie Parker a écrit un thème précis. En général, beaucoup de ces thèmes étaient des prétextes à l’improvisation. Certains étaient même issus des improvisations des musiciens de be-bop. J’ai toujours affectionné ce répertoire, et Charlie Parker qui en est évidemment la figure symbolique. La encore, je voulais pouvoir jouer un thème ou je me sentais libre d’y apporter ma touche. Un thème qui n’a pas été enregistré très souvent. Ainsi, nous avons ré-harmonisé certaines parties, changé des métriques, changé l’interprétation même du thème. C’est un exercice qui aide beaucoup à se découvrir soit même, à trouver sa véritable identité.

 

Pour le reste des compositions, c’est donc vous qui composez. Comment travaillez-vous cela avec Louis et Théo? Avez-vous un fonctionnement particulier ?

On touche rarement à la composition en elle même. Il s’agit plus de travailler directement tous les trois sur la mise en forme : comment faire sonner la composition le mieux possible, avec nos identités personnelles, notre identité commune, comment se mettre au maximum au service de la musique. Je laisse une très grande liberté à Louis et Théo sur l’interprétation, donc il y a ce côté instinctif en premier lieu, puis nous peaufinons en regardant les détails par la suite.

 

Justement, à propos de liberté, on sent que l’improvisation a une très grande place dans votre musique.

C’est un équilibre. Les compositions sont très écrites, il y a beaucoup de contraintes, les grilles harmoniques sur certains morceaux sont exigeantes car elles sont très denses. C’est pourquoi nous travaillons beaucoup sur les thèmes, les parties écrites en premier lieu. Une fois que nous les avons explorées sous toutes les coutures, vient la seconde partie qui est de « désapprendre ». Nous souhaitons accéder à cette forme de liberté totale qui nous permet de passer d’un univers à l’autre, de construire une idée, la prolonger, la déconstruire ou passer à une autre idée... Etre capable de manipuler ces éléments tout en restant au service de la musique demande une grande maîtrise et une grande connaissance de nos morceaux.

Ce processus de travail est primordial car c’est aussi à ce moment que Théo et Louis s’approprient ma musique, et apportent leur touche personnelle. C’est une étape-clé ou leurs identités prennent le dessus et amènent la musique dans une autre direction.

 

Quelles sont les inspirations pour les pièces de cet album ?

Pour Clearway Street et Journey To The Eastcoast, ils sont issus de mon expérience à Boston, à l’époque ou j’étudiais à la Berklee. Clearway Street est le nom de la rue où j’habitais, et Journey To The Eastcoast résume cette expérience, notamment les voyages que j’effectuais en bus sur la Saw Mill River Parkway pour me rendre à New York. Pour le reste des titres, il s’agit plus d’un prétexte. Il est rare qu’une composition ait un titre prédéfini. Je n’ai pas de thématique ou particulière ou un message quelconque. La musique vient comme elle est, et je dois alors souvent chercher quel titre lui convient le mieux, ce qui parfois se révèle en fait l’étape la plus difficile de la composition!

 

 

 

 

 

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